Nous imaginons un chemin commun entre la naissance et la mort. Le mien fût autre. Je suis née non pas de la vie mais de la mort de mon frère. A 11 ans, une leucémie foudroyante priva mes parents de leur seul fils bien aimé. Ils décidèrent d’avoir un autre enfant, ce qu’ils n’avaient pas anticipé avant. Sagement je suis née, jour pour jour, 2 ans après la mort de mon frère. Née de sa mort, j’ai découvert la vie à travers l’amour de mes parents . Ma famille était très réduite : mes deux parents, étant eux-mêmes fils et fille uniques et mes quatre grands parents.
A 11 ans ma mère est morte d’un cancer : première rencontre avec la mort : bizarrement ce premier soir, je n’arrivai plus à m’endormir. Une autre réalité avait pris place : j’étais passé d’un monde de lumière, d’amour, à un monde de ténèbres. Puis, d’abord, dans un ordre naturel chronologique, mes quatre grands parents ont disparu puis mon père lorsque j’avais 23 et à 24 ans mon fils de 3 ans a été tué par un camion.
La mort est devenue ma seule réalité, pour y répondre j’ai essayé de mourir moi-même, sans réussir. Que faire, puisque je me trouvais dans l’obligation de vivre ou tout au moins de survivre ?
Ce fût un long chemin, à travers différentes étapes. La première : mes retrouvailles avec l’art, l’art grec, ma passion depuis que j’étais enfant. L’art relie à un autre soi-même, intérieur, mystérieux, il donne la parole à l’âme : un dialogue peut s’instaurer. C’était découvrir un nouvel espace de vie à habiter ; J’ai repris des études d’art et archéologie et finalement me suis retrouvée chercheur au British Museum, à Londres, dans le département de numismatique grecque.
Par un autre « non-hasard », de retour en France, j’ai été invitée au ministère de la justice à participer à des réunions organisées par Jacques Vérin, directeur de la recherche au ministère de la justice. Le Garde des Sceaux, Robert Badinter, lui avait confié la responsabilité d’organiser une réflexion sur la médiation, dont Jacques Vérin avait fait lui-même une expérience aux Etats-Unis. Badinter cherchait à l’introduire en France pour humaniser des décisions de justice. Il décida de faire une première expérience au parquet de Paris fin 1983. Et encore, par un autre « non-hasard », j’ai reçu la responsabilité de créer cette première expérience !
La 7eme section du parquet, chargée des cas de violence, nous a fourni les dossiers. Comment, moi complétement ignorante du monde de la justice, pourrai-je répondre à cette responsabilité, personne autour de moi n’ayant l’expérience de la médiation ?
La réponse fut simple : puisque la justice, avec une grande générosité, avait choisi de nous donner des cas de violence (!), je me suis retrouvée face à face avec les scènes de la tragédie grecque. La scène sur laquelle se déploie la confrontation de deux cris, de deux souffrances. J’ai immédiatement réalisé que la violence était le fruit de la souffrance. Je me suis rappelé une expérience que j’avais faite à Londres et qui m’avait beaucoup marquée. Volontaire dans un centre d’accueil de jeunes adultes sortant de prison, j’avais été en contact direct avec l’expérience permanente de leur souffrance qui se traduisait trop souvent en violence.
La tragédie grecque a été conçue pour accueillir le cri de la souffrance des hommes. J’ai ainsi utilisé sa construction pour créer le cadre de la médiation : exposé des faits, confrontation et, à travers les échanges vécus, évolution et transformation de la situation. L’objectif final étant de retrouver la paix. A ma grande surprise, les résultats ont été immédiatement positifs et le parquet satisfait. Tel est l’origine de la médiation humaniste qui perdure à ce jour et qui s’est développée dans de nombreux environnements autres que la justice. La pensée grecque m’avait ouvert le chemin du passage de la mort à la vie, j’ai pu transmettre cette expérience aux autres.
Tel a été le début d’une longue aventure…
Jacqueline Morineau